EAU DOUCE. ITINERAIRE D'UN PECHEUR D'IMAGES

Photographies de Michel Roggo
Texte de Pierre-Pascal Rossi

 


L'eau. L'eau douce. Douce, mais violente. Abondante, mais précieuse. Si précieuse qu'un jour, devenue plus rare. Alors que l'eau est là pour donner la vie... Cette vie que Michel Roggo photographie comme nul autre. Vie, secrète et silencieuse, dans un univers englouti dont les poissons ne sont que les habitants les plus visibles, mais qui en compte des milliards d'autres, de la fragile nymphe au grand saumon. Et il y a les paysages... Fantastiques et mouvants - émouvants -, animés d'ombres et de métamorphoses lumineuses, où rien n'est définitif, où tout se meut et se transforme. Vie, comme toute vie, à la fois paisible et mouvementée, source de lumière et de mystères.

Editions Slatkine, Genève, 2008, collection L'oeil ouvert, mise en page par Nicolas Crispini
30 x 24 cm, relié, 160 pages, 168 photographies
, CHF 69.- / EUR 45.-

ISBN 978-2-8321-0288-6

Article de Alexander Zelenka dans Terre&Nature du 13 novembre 2008: Dans l'intimité des rivières (PDF, 4.7 MB)

Propos sur les images (Extrait du livre)

Il n’est pas aisé pour un photographe de parler de ses photos. Les images parlent d’elles-mêmes, et si elles ne le font pas, les mots ne servent à rien. Néanmoins, il est compréhensible que l’on veuille découvrir le cheminement de pensée qui mène à un cliché. Surtout lorsqu’il s’agit de photos d’une contrée inconnue, que peu d’entre nous ont l’occasion de voir de leurs propres yeux. Certes, nous connaissons le monde des récifs de coraux par la télévision, mais pas celui des eaux le long desquelles nous nous promenons.
Pendant longtemps, ces mondes aquatiques sont restées un mystère pour moi aussi, d’autant que je me suis mis très tard à la photographie. J’avais trente ans lorsqu’un collègue enseignant m’a mis dans les mains un énorme téléobjectif : je devais absolument l’essayer. Il n’en démordait pas, et comme je suis un homme courtois et poli, j’ai ramené cette chose peu maniable à la maison, à contrecoeur. Le soir même, je me suis couché dans l’herbe humide en lisière du bois, un chevreuil est apparu et j’ai pris ma première photo : un point minuscule dans les herbes hautes, qui aurait très bien pu être un caniche errant. J’étais ravi !
Je me suis aussitôt procuré un téléobjectif semblable. Puis j’ai commencé à réfléchir à ce que je pourrais faire avec un tel engin : photographier des lions est la première idée qui m’est venue. Je suis allé au Kenya à la recherche des lions. La première nuit, je suis resté caché sur une piste boueuse du bush kenyan avec ma Datsun Cherry qui n’était pas du tout adaptée à la situation. Après une nuit plutôt désagréable, je suis sorti de la voiture, qui avait été fortement endommagée par les hyènes, et j’ai marché quinze kilomètres jusqu’au prochain poste de garde-forestier, entre les lions et les buffles d’Afrique. Le fait que je n’ai pas été dévoré m’a donné de l’assurance pour mon prochain contact avec des animaux sauvages.
Deux mois plus tard, j’étais en Alaska et j’ai vu pour la première fois des ours, des loups et surtout des saumons. C’était le point culminant de cette expérience. Ces saumons rouges au dessus d’algues bleu-vertes dans une eau claire comme le cristal : c’était tellement beau, il fallait absolument que j’immortalise ce tableau. Sous l’eau de surcroît. L’été suivant, j’étais assis sur la rive du même ruisseau, tenant à la main un Nikonos dans l’eau glacée pour essayer de photographier les saumons. Les résultats furent incroyablement mauvais. Des mois plus tard, je suis revenu en Alaska et j’ai plongé dans l’eau un appareil muni d’un déclencheur à câble. Je regardais depuis la berge si un poisson nageait par là et prenais des photos de temps en temps. Les photos ne furent pas exceptionnelles : le plus souvent des ventres, des têtes et des queues de saumon coupés. Cependant, une ou deux photos me parurent tout à fait acceptables. Une année après, j’étais de retour en Alaska : j’avais rajouté à mon appareil amphibie une caméra vidéo. Ainsi, je pouvais voir ce qui se passait dans l’eau devant mon appareil photo et les images furent meilleures. Il était temps.
Les années suivantes, j’ai beaucoup travaillé en Alaska et au Canada, puis de nouveau en Afrique et surtout en Amazonie. Comme j’avais préservé à l’âge adulte une certaine dose d’insouciance (pour ne pas dire de naïveté ), mes idées n’étaient parfois pas très réfléchies. Ainsi, je voulais photographier des ours en Alaska et les crocodiles de l’Okavango, sous l’eau naturellement. Les deux fois, cela s’est mal terminé. Néanmoins, j’avais une photo de la gueule d’un crocodile juste avant qu’elle se referme, de l’intérieur, sous l’eau et une photo de la gueule d’un ours et de la patte d’un ours sur l’objectif, sous l’eau. Quelle vie !
Après une douzaine d’expéditions le long de fleuves et de torrents du monde entier, j’ai réalisé que je pourrais aussi travailler dans mon petit pays. Car je testais au préalable mes boîtiers bricolés dans la Sarine. Chaque printemps, des milliers de nases remontaient la rivière pour frayer. Je prenais toujours quelques photos et pensais que je devrais venir plus tard pour photographier tout ça. Très vite, les nases, les ombres, les lamproies et les barbeaux ont disparu. Dès lors, j’ai commencé à rechercher activement ces mondes aquatiques cachés entre le Jura, les Alpes, les Balkans et la Scandinavie, où les rivières avaient beaucoup d’eau claire et où les plantes d’eau, les insectes et les poissons prospéraient. C’était des voyages dans le temps qui devaient me permettre de trouver des eaux pure. J’étais à la recherche du Jardin d’Éden aquatique.
En outre, j’ai rapidement changé mon approche. Si au départ je cherchais une image plutôt documentaire du monde aquatique; plus tard, ce sont les habitats qui m’ont intéressé. Fasciné par ces instants surprenants composés avec des lumières, des couleurs et des formes toujours différentes. Un monde nouveau et dynamique. s’offrait à moi.
Mais comment se fait-il que je ne parle pas de la technologie qui m’a permis de réaliser de tels clichés ? Durant une vingtaine d’années, j’ai employé tout un arsenal de systèmes aventureux pour mon travail sous l’eau, que j’ai souvent bricolés moi-même, et transformés plusieurs fois. Je suis quelque peu hydrophobe, ce qui complique le tout. Je préfère travailler depuis les berges ou depuis un bateau, à une distance discrète, avec une commande à distance. Car finalement, cet aspect technique est accessoire. Ce qui m’importe vraiment et j’insiste là-dessus, c’est qu’en tant que photographe, j’entretiens ma sensibilité pour le beau. Ainsi, je visite volontiers des expositions et pas uniquement des expositions de photographies. J’écoute aussi beaucoup de musique, je m’offre parfois un bon concert. J’aimerais dire ceci : être devant une peinture de William Turner ou écouter un stradivarius en concert me fait plus avancer en tant que photographe que de lire dans un journal technique comment gérer l’aberration chromatique d’un objectif.
Car en réalité, les images sont déjà là, au fond de nous. Les sortir du trop-plein de l’insignifiant et du superflu, voilà le vrai défi. Tout le reste n’est que du métier.